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Charlotte Ruderman-Dehorne

Sciences et techniques

1884-1926

paru le 20/02/2020 - Mise à jour le 24/05/2022 (16:11)

Une étudiante polonaise à la Faculté des sciences de Lille

Charlotte « Lota » [1]  Ruderman est née le 6 juillet 1884 à Tomaszow Mazowiecki, dans la région de Łódź en Pologne, qui faisait alors partie de l’Empire russe.  Son acte de mariage, s’il mentionne ses parents, Paul (ou Piotr) Ruderman et Esther Galenska, ne nous donne aucune indication sur leur profession et leur origine sociale. Des documents postérieurs nous permettent seulement de savoir qu’ils étaient de confession juive. Cependant, on peut imaginer que sa famille appartenait à la classe moyenne voire à la petite bourgeoisie car elle fait partie des vagues de premières étudiantes étrangères venues étudier en France, souvent en provenance des pays de l’Est. En effet, l’accès à l’enseignement supérieur était compliqué pour les femmes dans l’Empire russe à la fin du 19ème siècle, a fortiori de confession juive, si bien que de nombreuses jeunes femmes se tournaient vers des universités françaises, allemandes ou belges.

Concernant ses études classiques, on sait que Charlotte Ruderman effectue sa scolarité dans un gymnase de jeunes filles, l’équivalent des lycées de jeunes filles français. En général, les élèves qui suivaient le cycle total des études quittaient ces établissements à dix-neuf ou vingt ans. On peut donc imaginer qu’elle finit son enseignement secondaire vers 1904.

Il est difficile de trouver des traces sur la date d’arrivée de la jeune femme en France. D’après son dossier d’étudiante de la Faculté des Sciences de Lille, elle passe deux années à l’Université de Liège, entre 1907 et 1909, où elle obtient le diplôme de Candidature en Sciences. Il s’agit alors du diplôme, sanctionnant le premier cycle d’études supérieures des universités belges, préparatoire au doctorat ès Sciences. La première trace officielle que l’on retrouve de Charlotte Ruderman à la Faculté des Sciences de Lille remonte à 1909, son dossier d’étudiante mentionnant une inscription pour l’année 1909-1910. Elle y prépare alors un certificat d’études supérieures en zoologie.

Cependant, un livre écrit par André Peragallo au sujet de son ami Armand Dehorne, futur époux de Charlotte Ruderman, et basé sur leurs discussions, nous apprend qu’elle aurait rencontré celui-ci à Paris. En effet, Armand Dehorne, alors préparateur de zoologie à la Faculté des Sciences de Lille, préparait sa thèse de doctorat à l’Université de Paris. Est-ce que leurs sujets de thèse et de recherches les ont amenés tous les deux à la capitale ? Car elle prépare également un doctorat d’Université, diplôme souvent réservé aux étrangers car ne nécessitant pas l’obtention préalable d’une licence. Toujours est-il que les deux jeunes gens travaillent ensemble tous les jours et que cette entente intellectuelle débouche sur une histoire sentimentale.

En dehors de Paris, ils effectuent notamment leurs recherches en zoologie maritime au laboratoire zoologique du Petit Port, situé au Portel, de la Faculté des Sciences de Lille, alors dirigé par le professeur Hallez. Finalement, Charlotte Ruderman soutient sa thèse Recherches sur « Ephesia gracilis » Rathke : Morphologie, anatomie, histologie le 22 juillet 1911. Elle obtient la mention très honorable et le grade de « Docteur » de l’Université de Lille, mention Sciences et devient ainsi la toute première docteure de la Faculté. De son côté, Armand Dehorne soutient sa thèse Recherches sur la division de la cellule : Homéotypie et hétérotypie chez les annélides polychètes et les trématodes le 9 décembre 1911 et obtient le grade de Docteur ès Sciences naturelles. Tous deux dédient leur travail « A Monsieur le Professeur A. Malaquin » qui leur a toujours été d’une précieuse aide dans leurs recherches et leur vie professionnelle.

Une fois leur doctorat en poche, les deux jeunes docteurs partent s’installer à Lille où Armand Dehorne continue ses fonctions de préparateur de zoologie. Ils se marient le 11 avril 1912 à Lille, en présence du frère du marié et de leurs amis. Etant donné que Charlotte Ruderman est étrangère et qu’aucun de ses parents ne peut être présent pour donner leur consentement, un certificat de coutume a été délivré par le Consulat de Russie. Une fois mariés, les deux époux s’installent alors à La Madeleine, au 21 rue Docteur Legay. Ensemble, ils continuent leurs études dans le domaine biologique, et notamment sur la vie cellulaire.

La guerre et son lot de malheurs

En 1914, la guerre éclate et vient progressivement perturber le quotidien des jeunes époux.  Charlotte Ruderman-Dehorne continue à préparer son certificat d’études supérieures en botanique, qu’elle obtient avec la mention Très bien en juillet 1915. Armand Dehorne participe aux différentes campagnes contre l’Allemagne où il est sergent puis médecin-auxiliaire dans l’infanterie, avant d’être détaché au Laboratoire de bactériologie de la IVe Armée en tant que médecin sous-aide major à partir du 2 avril 1918 et ce jusqu’à sa démobilisation en février 1919. De son côté, Charlotte Ruderman-Dehorne fait partie des milliers de personnes évacuées de Lille et sa métropole par les Allemands. Les sources ne sont que partielles concernant cette période de sa vie mais elle suit très certainement le parcours établi afin de rapatrier les Français du Nord en France libre : un passage par Schaffhouse, ville frontalière suisse, puis par Genève. A partir de là, nous savons qu’elle apparait sur les listes de rapatriés civils français, et qu’elle est passé par Genève le 18 décembre 1915. Cette liste nous indique que la destination vers laquelle elle est redirigée est Toulouse. Elle a sans doute transité par Annemasse, qui est alors la plaque tournante principale du rapatriement jusqu’en janvier 1917.

Cependant, on sait que dès janvier 1916, le Bulletin des réfugiés du département du Nord annonce son arrivée à Paris, où elle est alors logée au 100 boulevard Magenta. Nous n’avons aucune date précise pour son retour à Lille mais elle finit par retrouver son mari en février 1919 et tous deux reprennent leur quotidien dans une ville meurtrie par la guerre. Grâce au livre d’André Peragallo, on apprend que l’année 1919, tout en étant synonyme de retrouvailles pour le couple, apporte également son lot de malheurs. Armand Dehorne perd deux de ses sœurs, Yvonne et Christiane, qui succombent lors de l’épidémie de grippe espagnole à Paris. Charlotte Ruderman-Dehorne tombe enceinte mais suite à des complications, leur enfant meurt prématurément, sans doute à la fin de l’année 1919 ou au début de l’année 1920. Elle se remet très difficilement de cette épreuve et en reste affaiblie.

Dans son livre, André Peragallo relate le fait que le couple a voyagé dans de nombreux pays comme la Pologne, l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse. Certains de ces déplacements permettent également à Charlotte Ruderman-Dehorne de pouvoir rendre visite à sa famille, restée en Pologne. Pendant l’été 1920, elle rend ainsi visite à sa mère, Esther Galenska-Ruderman, qui habite toujours à Łódź, ville dont elle est originaire. D’après la carte de recensement de l’époque, sa mère, alors veuve, habite sur la place du général Henryka Dabrowskiego, juste à côté du grand théâtre de Łódź [2]. Elle a donc gardé un contact avec sa famille même en restant en France.

Reprise des études et carrière en tant que préparatrice de zoologie

Dès la rentrée universitaire 1920, elle s’inscrit à nouveau à la Faculté des Sciences pour reprendre ses études interrompues par le conflit et notamment la préparation du certificat d’études supérieures de géologie. En parallèle de ses études, elle est recommandée par le professeur Alphonse Malaquin en décembre 1920 pour le poste de « préparateur » [3] déléguée de zoologie générale et appliquée sur lequel elle est nommée, devenant ainsi la première femme préparatrice en zoologie. En juin 1921, elle obtient le certificat d’études supérieures de géologie, ce qui lui permet d’atteindre le grade de licenciée ès Sciences en juillet 1921. Grâce à ce diplôme, elle est titularisée le 1er juillet 1921 sur son poste de « préparateur », notamment grâce à l’appui du professeur Alphonse Malaquin et du doyen Benoît Damien. Elle travaille donc aux côtés de son mari et est décrite comme une excellente collaboratrice par ses collègues. Cependant, son état de santé ne s’est pas amélioré depuis la perte de son enfant et, dès 1922, elle doit prendre plusieurs mois de congés pour combattre ce qui semblerait être un cancer du sang.

Malgré tous les soins qui lui sont prodigués, Charlotte Ruderman-Dehorne est finalement emportée par la maladie et décède le 11 mai 1926 dans leur maison familiale, 45 rue Louis Faure à Lille. Pour son mari, cette perte restera profonde et douloureuse. En plus de sa carrière de biologiste, Armand Dehorne était également un poète ; il se réfugie alors dans la poésie et compose un texte bouleversant en l’honneur de son amour perdu :
 

Charlotte Ruderman-Dehorne a marqué de son passage la Faculté des Sciences de Lille. Arrivée en tant qu’étudiante étrangère, elle est devenue la première femme à soutenir avec succès une thèse de doctorat d’Université et à occuper le poste de préparatrice en zoologie.

Notice rédigée par Marie Lefèvre.

Notes

[1] Le surnom de « Lota » est à la fois utilisé dans un contexte professionnel (elle signe ses travaux et un certain nombre de documents administratifs sous ce nom) et personnel (son mari l’appelle ainsi).
[2] Il est à noter que les différentes informations contenues sur cette carte de recensement ne sont pas forcément les mêmes que nous possédons dans les archives de l’Université. Ainsi, Charlotte est dénommée « Karolina », et ne serait pas née à Tomaszów Mazowiecki mais à Rawa Mazowiecka.
[3] Les préparateurs assistaient les professeurs dans leur mission d’enseignement et étaient en général chargés de séances de travaux pratiques avec les étudiants. A partir de 1925, les préparateurs titulaires ont pris le titre d’assistants mais gardé les mêmes fonctions.

Bibliographie

Dehorne Armand, Hard Labour Trilogie : tome 01 Nord, Lille : Mercure de Flandre, 1929.

Dhainaut André et Marcel Roger, Histoire de la Faculté des Sciences de Lille et de l’Université des Sciences et Technologies de Lille, Tome 2: Le Laboratoire de Zoologie (1854 - 1970), Association de Solidarité des Anciens Personnels de l'Université de Lille, 27 p. asap.univ-lille.fr/ASAP/publications/Tome2_zoologie.pdf

Peragallo André, Armand Dehorne : poète du Nord, 1882-1974, Paris : Barre-Dayez, « Jalons », 1984, 274 p.

Schmitt François, « Les deux laboratoires de zoologie maritime du Portel de 1888 à 1942 », Le Portel Notes et Documents, n°31, 2012, pp.91-103.

Schmitt François, « Les laboratoires zoologiques, maritimes et océanologiques du Boulonnais, 1874-2014 », Mémoire d’Opale, n°6, 2014, pp. 34-43.

Sources

Archives départementales du Nord
Registre des diplômés de la faculté des Sciences de Lille – 3268W81 et 3268W82

Archives concernant Charlotte Ruderman-Dehorne :
Dossier d’étudiante à la Faculté des Sciences de Lille – 3239W26
Dossier de personnel du rectorat – 2T226
Dossier de personnel de la Faculté des Sciences de Lille – 3631W18

Archives concernant Armand Dehorne :
Dossier d’étudiant à la Faculté des Sciences de Lille – 3239W26
Dossier de personnel du rectorat – 2T226
Dossier de personnel de la Faculté des Sciences de Lille – 3631W18
Acte de mariage – 3E15252
Acte de décès - 3E15452

Bibliothèque universitaire de Lille

Annales de l’Université de Lille : Rapport annuel du Conseil de l’Université Comptes-rendus de MM. les Doyens des Facultés, 1909-1965, disponibles en ligne sur nordnum.univ-lille.fr/ark:/72505/a011478698385yctcuu



Archives d'État à Łódź
Dossiers de la ville de Łódź, registres de la population, fichiers de recensement - 39/221/0 / 4.12 / 24536

gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Presse et revues numérisées : Bulletin des réfugiés du Nord, numéro du 1er janvier 1916, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62951929